Sanaa Mejjadi – BLURRING THE LINES
23.10.2021 > 27.11.2021
Textiles remembers
Les textiles se souvienne
« Quand j’étais jeune je regardais ma grand-mère tisser. Plus tard,
quand je me suis moi-même mise à pratiquer le tissage, je me
rappelais son souvenir : lorsqu’elle se mettait à tisser, enfin, elle
s’exprimait. 1»
Sanaa Mejjadi se souvient. De son enfance à l’adolescence elle grandit dans une famille où les traditions ont une place importante. Contrainte par le poids des normes et des injonctions,

Sanaa Mejjadi, Sans titre D-08 (2021)

Sanaa Mejjadi, Sans titre D-03 (2019)
sont pour elle une révélation. Leurs formes et l’apparent désordre
de leurs fluctuations font écho à sa propre réalité. Reliées au tronc d’arbre — métaphore invisible
de la cellule familiale — dont elles se détachent, elles personnifient une recherche de liberté que
l’artiste ne cesse de poursuivre. Ce motif qu’elle répète inlassablement dans des séries de
dessins au fusain, à l’encre de chine et dans des peintures, vient nourrir sa pratique plus récente
du tissage. Sanaa Mejjadi se souvient aussi des tentures tissées par les femmes bédouines dans
le Sud du Maroc dans l’œuvre Sans titre-D08 (2021)
. En poils de chameau ou de dromadaire,
bardées de sublimes variations de beiges, d’écru, de blanc, au fil des voyages, les tentures
s’agrandissent. Elles deviennent une cartographie mémorielle du déplacement. Sans titre-D02
(2018) et Sans titre-P04 (2018) évoquent à elles deux cette notion de mouvement, sans châssis ou
encadrement, elles sont des espaces d’introspection et de contemplation.

Sanaa Mejjadi Sans titre-D02
(2018) et Sans titre-P04 (2018)
Aussi, si Sanaa Mejjadi ré-investit son histoire et lui fait face par le tissage, elle déplace la
fonction de cet acte. De l’espace domestique — lieu où elle découvre la broderie et le tissage à
Casablanca en regardant les femmes qui l’entourent préparer la laine pour la chaîne de tissage —
au champ artistique, elle investit d’autres imaginaires et réalités. L’œuvre Sans titre-T-5 (2020)

Sanaa Mejjadi-Sans titre-T05-2020
évoque la fonction mémorielle du tissu. Elle prend comme point de départ un carré de tissage
surmonté d’ajouts, d’augmentations et de superpositions de fils issus de différentes laines.
L’œuvre — ou bien l’armure ? — est une défiance, le symbole du rejet de toute autorité. Elle
évoque aussi par son volume et l’excroissance qui la caractérise, le poids des traditions sur la
construction de l’identité. Agissant comme une catharsis, des souvenirs s’intègrent dans la
structure du tissage qui pourrait probablement évoquer le ventre d’une mère en devenir. Les fils
qui se prolongent sur le sol s’échappent comme des ombres. Le rapprochement avec ces paroles
de Maya Angelou est alors inévitable pour saisir la force de l’œuvre :
«On ne quitte jamais vraiment son foyer. Je crois qu’on charrie les ombres, les rêves, les peurs et les monstres de sa
maison sous la peau, qu’on les transporte, blottis dans le coin de ses yeux et jusque dans le
cartilage des lobes de l’oreille. »2
Textiles are materials to the words
Les textiles sont les matériaux des mots
« Il vaut mieux que la matière parle que nous parlions nous-même. »3
Si l’artiste évoque Anni Albers lorsqu’il est question de ses influences c’est qu’au-delà du geste et du médium commun qu’elles partagent, c’est aussi leur résistance aux mots qui les lient.
Par la non-référentialité des titres des œuvres — qui sont uniquement utilisés dans une perspective de classification — par le choix de l’abstraction et par la répétition, Sanaa Mejjadi
accorde à la ligne et aux points le pouvoir de traduire l’expérience de la pensée. Lorsqu’elle travaille sur son métier à tisser, le geste répété du fil horizontal passant sous et au-dessus du fil
vertical s’apparente à une composition musicale : à un langage insubordonné où les phrases se transforment en partitions. Les différentes épaisseurs de laines utilisées deviennent des guides
dans la quête du rythme qui l’intéresse.
Ainsi, afin que ne persiste plus que l’expérience de la matérialité, Sanaa Mejjadi occulte tout langage connu. Perpétuant le flou, elle dissimule volontairement le sens et plonge Blurring the
lines dans un brouillard épais où font irruption des lignes, des points et des pelotes de laines qui forgent l’écosystème d’une émancipation.
Textiles are bodies
Les textiles sont des corps
« Les textiles sont les otages de leur propre fragilité. Contrairement à celle du métal
ou de la pierre, la durée de vie du textile n’est pas différente de celle de notre propre
corps : la nouveauté est progressivement remplacée par l’usure jusqu’à
l’épuisement. »
4
Des mains se lient et se délient au rythme du tissage et de l’entremêlement des fils qui agissent comme un réseau de communication sensoriel et palpable. Dans la pratique de Sanaa
Mejjadi, le dessin est une empreinte, l’archive matérielle du tissage. De cette interdépendance naissent des dialogues à la fois formels et corporels. L’œuvre Sans titre-P03 (2021) est la trace de
Sans titre-T06 (2021).

Sanaa Mejjadi 2021- Sans titre T06

Sanaa Mejjadi 2021-Sans titre T03
Volontairement placées face à face dans l’espace, les deux œuvres content le récit d’une ancienne étreinte — comme le souvenir de deux peaux collées l’une contre l’autre,
elles agissent en tant que corporalités et évoquent l’engagement du corps qu’implique l’acte de tisser. Dans l’installation Sans titre-T13 (2021), le corps fait de nouveau irruption. En suspend dans l’espace, l’œuvre surmonte des pelotes de laines placées à même le sol laissant ainsi transparaitre le geste de la main qui tisse, qui enroule, déroule, et démêle. Ce que montrent les œuvres tissées de Sanaa Mejjadi c’est que le tissage rend possible l’activation du corps dans l’espace contraint du foyer. Le travail caché, dissimulé et les voix silenciées explosent et retentissent ainsi de toute leur force. Sans titre-P11 (2020) qui a subit des reprises successives fait écho à cette notion de dissimulation. Des lignes ont été cachées, recouvertes, effacées puis re-dessinées, se sont accumulées. Cette stratégie est une manière pour l’artiste d’incorporer de multiples interprétations, de former un langage insaisissable. Dans Blurring the lines : the textiles
are elusive. les textiles sont insaisissables Comme des actes agissant à la marge, en suspension, les œuvres de Sanaa Mejjadi détiennent en elles de multiples résistances. Elles communiquent par des voies camouflées, peinent à être décodées, se dérobent à l’interprétation : elles sont des sources intimes que Blurring the lines tente de traduire.
1 -Sanaa Mejjadi, Entretien avec Laureen Picaut, Septembre 2021
2- Maya Angelou, Lettre à ma fille, 2008, p.32.
3- Anni Albers, On Designing, Pelango Press, New Heaven, 1959, p.45 : “It is better than the material speaks than that we
speak ourselves.”
4- Jessica Hemmings (ed.), The Textile Reader, Berg Publisher, New York, 2021, p. 57 : “Textiles are hostage to their own
fragility. Unlike that of metal or stone, the life span of the textile is not dissimilar to that of our own bodies: newness
gradually replaced by wear and tear until worn out.”
—
Texte : Laureen Picaut
Exposition : Blurring the Lines, 23.10.2021 – 27.11.2021
